Edouard Louge 1882-1965

Histoire de famille

portrait d'Edouard Louge
portrait d’Edouard Louge

On me demande souvent pourquoi j’ai choisi Lou Jaïa comme nom de marque.

Il se trouve que mon arrière-grand-père, Edouard Louge, était malletier-maroquinier. Je ne sais pas pourquoi, comment ni quand cette graine a germé. Pourtant il me semble évident que son histoire a influencé ma reconversion dans le cuir. Lorsque j’ai décidé de créer ma marque de maroquinerie, j’ai cherché un nom dans lequel la sonorité du sien pourrait trouver sa place. Ma manière à moi de lui rendre hommage et de m’inscrire dans cette tradition familiale. Décédé un peu avant ma naissance, je ne l’ai pas connu. J’ai interrogé ses petits-enfants sur son histoire, la voici…

Famille et origine

Grands-parents maternel d'Edouard Louge, ferronnier à Labarthe-Inard dans les Pyrénées.
Grands-parents maternel d’Edouard Louge, forgeron à Labarthe-Inard dans les Pyrénées.

Il est né à Paris mais originaire de Labarthe-Inard à côté de Saint-Gaudens. Sa mère était mère-célibataire et propriétaire d’un café hôtel populaire comme il en existait beaucoup à cette époque, situé Porte de Bagnolet. Son grand-père maternel était forgeron installé à Labarthe-Inard, originaire d’Estancardon. Il n’a jamais su qui était son père. Édouard a épousé une Parisienne, Suzanne, dont la famille, les Guillaumot, originaire du Morvan à Planchez  étaient marchands de vin en gros dans le 13eme à Paris depuis 1884. Jeune, il n’a pas fait d’études mais il a étudié le violon au Conservatoire (pratique musicale qu’il a du arrêter suite à un accident de la circulation, en traversant la rue à Paris une ruade de cheval lui a déboîté l’épaule).

Ses débuts à Paris

photo d'époque: voiture et personne
Bagnolet. La mère d’Édouard est debout dans la voiture, sa femme est assise et tient un bébé dans ses bras, les deux sont habillées de blanc .

Après un apprentissage de malletier chez Louis Vuitton, alors qu’il avait une vingtaine d’année, il a installé sa première manufacture rue du Vertbois, près de la place République. Un mystère demeure sur les moyens financiers qui lui ont permis de créer cette première manufacture. Il nourrissait pour sa mère une rancune profonde au vu de ses origines paternelles inconnues. Il semble donc peut probable qu’il ait accepté son soutien financier…

Il a « fait fortune » au début des années 1900 grâce à la mise au point d’un procédé de fabrication de mallette pour petits budgets. Au lieu de continuer à faire des malles en bois ou des valises en cuir, il avait mis au point un matériau (probablement intermédiaire entre le carton et le tissu) qui avait effectivement l’aspect visuel du parchemin et qui était assez résistant pour se substituer au cuir. Il appelait cela « la valise en parchemin ». Il fabriquait aussi des valises en carton dur, « la fibre », matière avec laquelle on fabriquait les valises jusque dans les année 1950. Esprit totalement libre, il était opposé à tout dépôt de brevet. Il a vendu à grande échelle avant que la concurrence copie son procédé. La marque de l’entreprise, c’était « La Nationale », il y avait une petite étiquette bleu/blanc/rouge jointe à chaque valise produite.

Il avait donc un capital conséquent quand il est descendu dans le midi.

photo de groupe
mes arrières-grands-parents au centre, bras dessus – bras dessous. La mère d’Edouard à sa droite.

Le déménagement

Il a voulu descendre dans le sud de la France avec sa femme. Celle-ci ne pouvait pas avoir d’enfant et ils pensaient que la vie dans le midi leur conviendrait mieux. Il a donc cherché à vendre son entreprise. L’entreprise Louis Vuitton lui avait proposé de s’associer, d’intégrer la société, mais il a préféré vendre et changer de vie.

chèque d'époque
Chèque d’époque

Une fois installé à Toulouse, il voulait placer son argent et vivre en rentier, en s’adonnant à ses plaisirs favoris (pêche, chasse, bricolage, billard, jeux de cartes, voitures de luxe…). Il hésitait entre placer son argent dans l’industrie forestière, dans la nouvelle industrie aéronautique ou comme un de ses amis dans les emprunts russes. Finalement, sa femme Suzanne trouvait que « oisiveté est mère de tous les vices » et qu’ils étaient un peu jeunes pour vivre en rentier. Donc, elle l’a convaincu de réinvestir son argent dans une nouvelle manufacture de malles et articles de voyage, de reprendre la même activité qu’il avait laissé à Paris.

Ils habitaient une maison de maître, qui existe toujours, près de l’église de Colomiers. Celle-ci présentait l’avantage d’avoir un bâtiment qui fut transformé en manufacture  dans son jardin.  Sa femme gérait la comptabilité et le personnel. Lui s’occupait de la partie création et du commercial, supervisait la production.

Pendant la grande Guerre

scene de vie d'époque
Suzanne Louge donne le biberon à ma grand-mère entourée de ses autres enfants et du personnel de maison.

Lorsque la guerre de 1914 a été déclarée, il devait être probablement réserviste ou sursitaire. Il a été mobilisé  dès le début avec la plupart de ses ouvriers. Il a du bénéficier de permissions car ses trois garçons sont nés pendant la guerre et ses deux filles après. Je ne sais pas s’il a été affecté sur le front mais il a survécu. En 1916, il a été démobilisé pour « effort de guerre » ou un motif du même genre. La guerre que l’on pensait ne devoir durer que trois mois s’annonçait devoir durer plusieurs années. Donc, l’état-major a lancé des appels d’offre pour équiper l’armée dans la durée. Son entreprise a gagné un appel d’offre pour la fourniture de 3000 cantines (des malles pour l’intendance). Il a donc été démobilisé pour aller diriger la production et fournir l’armée.

Entre les deux guerres

photo de groupe lors d'un évènement festif
Suzanne assise à droite et Edouard debout à gauche
Carte de visite de E.Louge
Carte de viste de E.Louge

Après-guerre l’entreprise marchait bien. Édouard Louge était ce qu’on appellerait de nos jours un bon designer très créatif. Il imaginait toujours de nouveaux modèles pour s’adapter à des modes ou des clientèles particulières. Il avait des responsabilités dans la Chambre de commerce de Toulouse. Avant la création des premiers comités d’entreprise, précurseur, il avait construit pour ses ouvriers des logements, un théâtre et une salle de musique. En 1936, la manufacture à brûlé et il a fallu reconstruire un nouveau bâtiment. Ce devait être un incendie accidentel, il y avait toujours des stocks de bois pour les armatures des malles et valises.

photo de famille devant une voie d'escalade
Edouard et Suzanne au milieu d’amis et de leur 5 enfants. Ma grand-mère est entre sa mère et sa soeur.

La seconde guerre

Pendant la seconde guerre mondiale, l’activité a été au ralenti. Son second fils était prisonnier de guerre en Allemagne. Son troisième fils a participé aux FFL à la Libération et sa fille la plus jeune a épousé un militaire d’origine Belge.

Les deux filles d'Edouard et Suzanne au alentour de 1940. Ma grand-mère Juliette est habillée en blanc.
Les deux filles d’Edouard et Suzanne au alentour de 1940. Ma grand-mère Juliette est habillée en blanc.

Après-guerre

En entrepreneur industriel de la fin du XIX, Edouard Louge a essayé d’associer ses trois fils et ses deux gendres à son entreprise, de préparer une transmission familiale.

Mais cela a été un échec complet. De nombreuses versions existent pour expliquer cet échec mais tout ceci remonte à une époque trop ancienne pour se baser sur les faits et trop récente pour ne pas blesser ses descendants en racontant une histoire ou une autre. Il semble qu’il ai eu du mal a s’adapter aux nouvelles attentes du marché, il faisait du rigide et il y tenait. Il a créé sa première valise souple (la seule!) vers 1950. Il l’avait baptisée « l’aronde ». Nous retiendrons donc que finalement, Edouard s’est retrouvé seul à gérer son entreprise. Il a trouvé ensuite un gérant à qui il a loué les locaux. Toutefois, son troisième fils, Paul, perpétuant le savoir-faire familial à créé une entreprise de maroquinerie sur Toulouse.

Dans les années 1950, Colomiers était en pleine expansion avec le développement de l’aéronautique et le terrain où se situait la manufacture d’Edouard a été exproprié pour la construction d’une nouvelle route. Au vu de son âge, l’entreprise a donc été liquidée à ce moment là.

La retraite

Edouard et Suzanne ont quitté Colomiers et sont allés prendre leur retraite dans la maison familiale de Labarthe-Inard. Edouard l’avait rachetée dans les année 1920 à ses cousins. Là, Bon-Papa et Bonne-Maman, comme les appelaient leur petits enfants, vivaient avec deux bonnes et les nombreux petits-enfants présents à chaque vacances. Ils auraient été des parents absents, occupés par leur vie professionnelle et mondaine, confiant l’éducation de leurs cinq enfants à des nourrices et des gouvernantes. C’est du moins ce que leur reprochait Juliette, ma grand-mère. Mais a priori, ils ont été des grands-parents idéaux, qui se sont beaucoup investis dans l’éducation de leurs petits-enfants.

Sa personnalité

portrait d'Edouard jeune
portrait d’Edouard jeune

Edouard Louge n’était pas un intellectuel, c’était un bourgeois avec une éducation conservatrice et des principes assez stricts. Apparemment, il n’était pas motivé par l’enrichissement personnel. Il s’intéressait à toutes les innovations techniques et aux beaux objets (collection de cannes, d’horloges, de meubles…). Il était probablement influencé par l’idéologie saint-simonienne de l’époque et peut-être même un peu fouriériste de l’organisation du travail. C’était une homme raffiné, élégant, distingué dans les gestes et la manière d’être, avec un regard bleu perçant et une expression verbale calme, posée, claire. Il imposait immédiatement le respect.

Son paradoxe? il était affable et curieux au point d’arrêter des inconnus dans la rue afin de mieux les connaitre tout en étant distant et ne permettant aucune familiarité. Il n’était pas religieux mais recevait à manger le curé et avait son banc au premier rang à l’église, question de statut social. Il avait des amis/relations dans tous les milieux, dont les présidents Doumergue et Auriol (bien que très critique envers ce dernier). Il pouvait être jugé prétentieux ou distant, vouvoiement et cravate obligatoire. Mais son ami était Atillo, un charpentier italien réfugié qu’il avait embauché à la manufacture. Ce dernier a été chargé de fabriquer les meubles de la famille d’après les dessins que lui fournissait Edouard. Ebéniste de talent, artiste, Edouard lui vouait une grande admiration. Il faisait partie, avec une petite dizaine d’autres, de ceux, parmi ses ouvriers dévoués, auxquels il adressait régulièrement jusqu’a sa mort, de « petits chèques postaux  » pour compléter leur faible retraite.

Ses valeurs étaient le travail, l’habileté manuelle, le courage, le respect des autres. Il n’était pas sensible au statut social, critiquant à loisir le clergé, la noblesse. Il était « social », a instauré les congés payés pour ses ouvriers avant la loi de 36 par soucis d’égalité, lui qui aimait profiter de la vie…

Il a toujours eu de l’argent pour vivre dans un certain luxe et ne travaillait pas pour s’enrichir. Il aimait son métier de malletier parce qu’en le pratiquant il pouvait satisfaire son goût pour les belles matières, les beaux objets, la création de nouvelles formes et parce qu’il avait une équipe d’artisans à diriger, un réseau relationnel de clients à visiter, un statut social avec de la considération dans sa région. Il a toujours eu beaucoup de réussite dans ses affaires mais il a échoué dans la transmission à ses enfants. Il se réalisait dans le plaisir de vivre à la campagne avec ses amis et ses parents et dans le plaisir de la création de nouveaux modèles d’articles de voyage.

Son statut de fils naturel l’a poursuivi toute sa vie, une blessure à vif, qui a conditionné probablement sa personnalité et sa carapace. Il n’a jamais su pardonner à sa mère les conditions de sa naissance. Il supportait très mal les marques d’affection, principalement de ses proches alors que sa nature était différente et s’est révélée avec ses petits enfants dont il animait les repas avec bonne humeur, espièglerie et tendresse.

Il a vécu la fin de son aventure industrielle comme le plus grand échec de sa vie, une deuxième blessure indélébile.

Aujourd’hui

Que reste-t-il de cette période? Les meubles d’Atillo, une malle, des valises en parchemin, des légendes familiales et surtout, véritable trésor, ces nombreuses et magnifiques photos de scène de vie de l’époque que je me fais un plaisir de partager avec vous.

En juin 2017, ma grand-mère Juliette s’est éteinte, elle aurait eu 98 ans le 13 juillet de cette même année. C’était le dernier enfant d’Edouard et Suzanne encore de ce monde.  Avec elle, c’est toute une époque qui s’éloigne à pas feutrés. Les générations se succèdent et chacune a ses propres défis à relever. Je me reconnais dans ce portrait d’Edouard lorsque ses petits-enfants évoquent sa passion pour la création, son goût des beaux objets, des belles matières.

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